Il existe une croyance qui assimile les organisations distribuées, ou auto-organisées au chaos. D’où vient ce mythe que les humains ont forcément besoin d’être dirigés par des êtres plus éclairés afin d’éviter les catastrophes ? Et si c’était d’une vision négative de l’humanité constamment réaffirmée ?
Dans son livre Humanité une histoire optimiste, l’historien Rutger Bregman défend la thèse que la science-économique a été fondée sur la vision assez sombre du philosophe britannique Thomas Hobbes (1588-1679). Nous, les humains, aurions « une soif inextinguible de pouvoir, ce qui nous pousse à la guerre et que la seule façon d’y remédier, c’est de céder notre liberté. Nous devons remettre notre âme, notre salut entre les mains d’un souverain absolu. » Son ouvrage le Léviathan est qualifié de la plus grande œuvre de philosophie politique jamais écrite dans The Oxford History of Western Philosophy1. Nous savons aujourd’hui que les choses sont plus nuancées. La recrudescence d’audit pour faire la lumière sur des comportements autocratiques de la part d’un leader charismatique, et cela dans tous les milieux, nous montre les limites des organisations où le pouvoir se trouve concentré dans une ou plusieurs personnes membres d’une élite. La fonction de manager n’est d’ailleurs plus aussi attractive comme le démontre une récente enquête2, 38 % des cadres interrogés pensent même que leur fonction aura disparu d’ici 5 à 10 ans. Les organisations à hiérarchie plus plate — comme les consortages3 (associations d’exploitants en Suisse) qui visent à gérer des biens communautaires (l’eau ou les alpages par ex.) fonctionnent efficacement et cela depuis longtemps. Quel est donc le secret des organisations moins hiérarchiques ou à autorité distribuée ? Elles ont parié sur une vision optimiste de l’humanité et une responsabilisation des acteurs·trices de l’organisation. Le sociologue Michel Crozier nous avait déjà démontré que « pour permettre plus d’initiative et plus d’autonomie des individus, on ne passe pas par moins d’organisation, mais par plus d’organisation, au sens de structuration consciente des champs d’action »4. Essayons ensemble d’examiner comment se structurent les organisations à autorité distribuée. Sont-elles vraiment si chaotiques ?
Qui fait, sait !
Tout d’abord, une organisation distribuée se construit autour d’une raison d’être et de valeurs partagées. Sans objectif impérieux, le groupe ou collectif n’a pas lieu d’être (pour un exemple parlant, voir le slideshare de Wiitha5). Si la raison d’être n’existe plus, l’organisation devrait être dissoute ou évoluer. Ensuite, l’organisation se dote de la structure nécessaire pour réaliser ses objectifs (ou mandats). Ce qui prime, c’est la recherche d’efficacité, caractérisée par le principe de subsidiarité : qui fait, sait. Ainsi, on évite tout échelon inutile.
Organisation autour des activités nécessaires à l’accomplissement de la raison d’être : ni plus, ni moins.
L’organisation pyramidale cède sa place à un ensemble de cercles qui délimitent des actions à mener pour réaliser la raison d’être. Au sein de ces cercles, les membres peuvent avoir un ou plusieurs rôles qui évoluent en fonction des besoins. Nous ne parlons plus d’échelons hiérarchiques, de fonctions, d’organigramme ce qui favorise l’équité au sein des membres du collectif.
Ce principe d’équité garantit le pouvoir d’agir, d’être autonome sans demander l’approbation d’une autorité centrale, pour autant que l’on respecte la raison d’être et les valeurs de l’organisation. Cela implique la notion d’engagement pour honorer les rôles endossés, ce qui signifie aussi de reconnaître ses limites, demander de l’aide quand c’est nécessaire, annoncer si on ne peut assumer ce qui est attendu. La transparence de l’information est également fondamentale et exige un outil informatique collaboratif pour rendre accessibles les décisions et partager des informations. D’une manière générale, la communication est soignée et chaque membre développe sa compétence à synthétiser, écouter, donner et recevoir des feed-back, à communiquer de manière non violente.
Le collectif, le groupe détermine ensemble comment les décisions se prennent
Décision autoritaire et sollicitation d’avis
Il existe trois manières de prendre des décisions au sein d’une organisation auto-organisée : autoritaire, par sollicitation d’avis et par consentement. L’autorité — à savoir la compétence à prendre des décisions — vient de la reconnaissance des autres et non d’un titre ou d’une position hiérarchique. Une décision autoritaire consiste à prendre les décisions dans le champ d’action dont nous assumons la responsabilité. Ainsi les décisions opérationnelles ne sont pas soumises à tout le monde. Par exemple, si j’ai un rôle de coordination au sein des « Finances » et que je souhaite réunir des personnes afin de tirer un bilan et de chercher un moyen de rendre l’organisation plus résiliente suite à une mauvaise année, je peux le faire en raison de l’autorité qui m’est reconnue. Solliciter des avis pour favoriser l’intelligence collective est une option, mais au final c’est moi qui prendrai la décision de réunir les personnes clés. Des changements plus fondamentaux sur la politique des prix nécessiteraient une proposition d’amélioration qui devrait être soumise au consentement des cercles concernés.
Le consentement plutôt que le consensus
Dans un collectif auto-organisé, on ne recherche pas le consensus qui prend beaucoup trop de temps, ni la majorité pour aller de l’avant. Ces modes de décision conduisent souvent à « un danger de l’esprit : ne plus penser que polémiquement, comme devant un public — en présence de l’ennemi »6. La majorité sous-entend qu’il y a des gagnants et des perdants et donc des frustrations de la part de ces derniers ; la recherche de consensus nécessite que tout le monde dise oui alors que dans le consentement personne ne dit « non ». Il ne s’agit pas de résignation, car aucune décision ne sera mise en œuvre si quelqu’un oppose une objection raisonnable. Les questions auxquelles doivent répondre les membres sont : est-ce assez sûr et abouti pour y aller maintenant (good enough for now, safe enough to try) ? Est-ce que je peux vivre avec et aussi m’engager pour ?
En résumé, nous pouvons dire que les organisations distribuées sont exigeantes tant du point de vue de la culture d’entreprise que de l’état d’esprit de chaque individu qui y participe. Elles supposent un environnement qui donne le droit à l’erreur pour permettre de tester des idées, d’apprendre et de se réajuster si besoin est. Sur le plan individuel, une connaissance de soi, l’ouverture à l’altérité et une capacité à s’engager semblent essentielles. En ce qui concerne les comportements, ceux qui favorisent le travail d’équipe, comme savoir donner et recevoir des feed-back, un esprit orienté résolution de problème, sont à entrainer.
Alors les organisations à autorité distribuée sont-elles plus chaotiques que les organisations plus hiérarchiques ? L’historien Marc Bloch — capitaine et observateur privilégié durant la Seconde Guerre mondiale — faisait, face au décalage entre les décisions des généraux et la réalité du champ de bataille, le constat suivant : « l’ordre statique du bureau est, à bien des égards, l’antithèse de l’ordre, actif et perpétuellement inventif, qu’exige le mouvement »7. En écho, nous répondons que la distribution de l’autorité, où chacun devient leader dans son périmètre d’activité, permet de conserver une capacité à se mouvoir agilement face à l’imprévisible.
— Anne-Pascale Théoduloz Melly
Rôles principaux dans Paradigm21 : rédactrice, accompagnante. Pour une bio complète, voir notre page « à propos ».
Ressources et mentions
- Rutger Bregman, Humanité, une histoire optimiste, Seuil, 2019
- Enquête de BBC + IPSOS, 2019
- Publication Vallesiana Consortages en Valais
- Michel Crozier, L’acteur et le système, Erhard Friedberg, Seuil, 1977
- https://fr.slideshare.net/wiithaa/en-quoi-la-raison-dtre-dune-entreprise-facilitetelle-la-transition-vers-lconomie-circulaire)
- Paul Valéry, Tel quel, Gallimard, Paris, 1942
- Marc Bloch, L’étrange défaite, Gallimard, 1990