D’habitude lorsque je suis en phase créative, je laisse infuser les idées et à un moment donné une accroche surgit autour de laquelle je construis mon récit. Cette fois-ci : rien. Le temps passe. Un message s’affiche au bas de mon écran : Marc, qui fait partie du comité de rédaction de Paradigm21, me confirme qu’il a « booké » du temps pour la relecture critique dans le délai prévu : je ne peux plus reculer, il me faut l’écrire, cette réflexion autour du cadre relationnel dans une organisation distribuée. Mais quels sont donc les ingrédients qui permettent l’expression des tensions, de donner et d’accueillir des feedbacks, d’être tolérant face à ses propres erreurs et face à celles des autres ? Qu’est-ce qui fait qu’on se sent suffisamment en sécurité pour prendre des initiatives et s’engager vraiment à atteindre ses buts ?
Les choses se corsent, alors je prends une pause-café1. Je réalise ce qui me bloque dans l’écriture de ce billet : j’ai peur de rester en surface. La théorie est facile, l’expérience vécue plus difficile à partager. Me revient en mémoire une situation de formation à l’écoute active avec des cadres bancaires. Je revois ce manager si désarçonné face à un collègue en larmes (en jeu de rôle pourtant), ou cet autre manager qui terminait systématiquement ses entretiens de recadrage par : « ma porte est toujours ouverte… » alors que son corps exprimait exactement le contraire. J’aimerais écrire quelque chose de sincère, ne pas répéter mécaniquement des conseils. Une évidence s’impose alors à moi : les conflits sont une grande source d’insécurité en entreprise. Et si c’était le point de départ de ma réflexion ?
Un cadre relationnel sain pour favoriser l’innovation
L’employeur doit — selon l’Art. 328 CO – prendre soin de ses employés. Il ressort de diverses études qu’environ 10% du temps de travail est dépensé en conflits plus ou moins ouverts, ce qui représente environ 4 heures de travail par semaine. L’énergie dépensée en tensions larvées qui auraient pu être évitées entraine une perte de potentiel pour l’innovation. Dans une organisation hiérarchique, il incombe au responsable d’équipe de gérer les conflits. Cela représenterait entre 30 et 50% de leur temps de travail. Au sein d’une organisation distribuée, chaque personne développe la compétence à se gérer dans les conflits en réagissant au moment où une tension surgit. Cela crée — il me semble — un terrain propice pour faire émerger l’intelligence collective qui donne une plus grande marge de manœuvre au groupe et favorise l’action collective2. Alors comment fait-on pour développer sa confiance en soi et prendre sa place face à une tension ?
Comment favoriser un cadre de travail serein ?
Tendre vers l’authenticité
Partons d’une organisation avec un système hiérarchique fort, ce qui est encore le cas de la majorité des entreprises. Dans ce type de groupe, la sécurité relationnelle se mesurera à la capacité de ses leaders à être authentiques. Comment reconnaît-on un leader authentique ? Nous savons exactement ses prises de position sont sincères), ce qui contribue à favoriser la confiance du groupe et amènera ensuite chaque membre à identifier ses mécanismes de défense, à prendre sa propre place et à oser être plus libre. Le leader authentique ne cherche pas à se montrer supérieur en cachant ses vulnérabilités et c’est en observant son exemple que, peu à peu, les personnes dans son entourage oseront, elles aussi, expérimenter l’authenticité. S’il·elle montre une plus grande capacité à accepter ses limites, il·elle créera un climat de sécurité qui va progressivement augmenter les libertés. Cela ne se décrète pas dans une charte, cela s’expérimente. En ce qui me concerne, j’ai besoin de me sentir en confiance pour pouvoir être vraiment celle que je suis. Faire confiance, c’est remettre quelque chose de précieux à quelqu’un, en se fiant à lui et en s’abandonnant ainsi à sa bienveillance. Le leader qui fait confiance montre exactement qui il·elle est et non pas une façade, un rôle ou une prétention3.
Dans une organisation distribuée, chaque membre est son propre leader et s’engage à être authentique et à exprimer ce qui est nécessaire pour son propre bien et celui du groupe. J’ai personnellement de la difficulté à recevoir des feedbacks négatifs et cela même quand ils sont donnés avec beaucoup de bienveillance. Je les reçois d’abord comme un coup de poing dans le ventre et je me dis que je ne dois pas être la seule dans cette situation. J’essaie ensuite de clarifier ce qui m’a été dit pour être sûre d’avoir bien compris, de laisser venir les émotions sans jugement, de les ressentir dans mon corps et d’exprimer finalement mes sentiments réels, qu’ils soient positifs ou négatifs. Dans une organisation distribuée, le côté normatif (positif ou négatif) du feedback tend à disparaître parce que l’intention est de contribuer à l’autre, d’élever sa conscience, de développer sa confiance en lui·elle-même, de motiver ou d’encourager. Ainsi le feedback peut s’envisager comme un cadeau que l’on offre et que l’on reçoit.
L’engagement de chacun·e à faire preuve d’écoute et de respect, à s’effacer momentanément pour se mettre à la place de l’autre est fondamentale et favorise l’émergence d’une plus grande authenticité. Cela s’exerce et n’est jamais acquis. C’est pourquoi dans chaque réunion du collectif, un·e facilitateur·trice est désigné·e comme garant·e du respect du cadre.
Devenir soi-même
Le psychologue humaniste Carl Rogers nous explique que paradoxalement c’est lorsqu’on s’accepte tel qu’on est, que le changement arrive. C’est une étape qui n’est pas si évidente. J’ai mis du temps à accepter que je n’étais pas à l’aise face à un grand groupe, que je préférais écouter plutôt que prendre la parole. Curieusement lorsque je ne me mets pas la pression pour briller, j’ai plus d’impact. Warren Bennis4 exprime l’idée que devenir un leader, c’est devenir soi-même.
J’ai presque fini cet article et voici un autre message au bas de l’écran. Dimitri, du cercle « développement » me talonne au sujet de l’optimisation de lecture par les moteurs de recherche, il me parle de mots-clés, de SEO5 parce que ce serait dommage de ne pas être lu par Google et donc par vous : lecteurs·trices en chair et en os. Il a raison. Je me rebiffe, nous dialoguons et faisons tour à tour un pas vers le point de vue de l’autre. Je lui exprime l’importance que revêt pour moi la qualité du raisonnement même si je comprends — tout en me révoltant — les exigences du monde numérique pour être lue. C’est lui l’expert, je m’adapte en conservant mon intégrité.
En conclusion, je souhaite rappeler que si un groupe a compris qu’il devait évoluer face aux exigences de son environnement, il changera plus vite qu’un individu isolé, empêtré dans ses mécanismes de défense et certitudes. Il me semble aussi qu’une personne en confiance progressera plus vite, se sentira plus engagée, osera faire preuve d’initiative et reconnaître ses erreurs. Je m’efface pour laisser le dernier mot à Kurt Lewin : les forces au sein d’un groupe s’équilibrent naturellement et contribuent à sa dynamique. Le sentiment d’appartenance, la solidarité ou les échanges vont permettre d’orienter l’action du groupe dans deux directions : la pérennité de son existence et l’atteinte des objectifs fixés6.
— Anne-Pascale Théoduloz Melly
Rôles principaux dans Paradigm21 : rédactrice, accompagnante. Pour une bio complète, voir notre page « à propos ».
Ressources et mentions
- Quand les choses se corsent, les durs prennent une pause-café, citation de Stephen Hawkins, astrophysicien
- Michel Crozier, Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Seuil, 1977
- Définition de l’authenticité selon Carl R. Rogers (1902 – 1987), fondateur de l’approche centrée sur la personne
- Warren Bennis (1925 – 2014),
- SEO, Search Engine Optimisation, référencement naturel
- Kurt Lewin (1890 – 1947), psycho-sociologue d’origine allemande à l’origine de la théorie de la dynamique des groupes